Son parcours en motocross force le respect. A son expérience de pilote, se sont ajoutées celles de team-manager, détenteur de sa propre structure puis entrepreneur à la tête d’un atelier dédié au R&D auquel Yamaha confie désormais de nouvelles responsabilités. Michele Rinaldi incarne le motocross, mieux que quiconque en Italie.
Il en est la figure emblématique depuis ce jour de 1980 où il a surgi sur le devant de la scène pour imposer sa 125 TGM à la 2e place du Mondial. Quatre ans plus tard, il décrochait le titre sur une 125 Suzuki officielle. Sa seule couronne en tant que pilote, mais il en alignera bien d’autres en tant que team-manager, d’abord avec Suzuki puis avec Yamaha, marque qu’il ne quittera plus.
La dernière fois que nous l’avions rencontré en dehors des circuits, c’était en 2017 pour parler de ses 25 ans de mariage avec Yamaha. Un mariage heureux jalonné de succès sportifs, donc, mais aussi une réussite entrepreneuriale avec la création en 1995 du YRRD, pour Yamaha Rinaldi Research & Development. Soit une structure de production de pièces et kits racing pour YZ distribués par le réseau Yamaha partout dans le monde. Au fil du temps, l’entreprise YRRD a pris de l’importance et notre homme s’est progressivement délesté de ses responsabilités sur le terrain, confiant les clés du team d’abord à son frère Carlo, puis à Mino Raspanti, son responsable technique.
Courant 2018, Yamaha Europe a changé son fusil d’épaule, programmant l’arrêt du team Rinaldi l’année suivante tout en attribuant au groupe du même nom la prise en charge technique des machines officielles en cross mondial. Une responsabilité nouvelle qui renforce son partenariat avec la marque.
La position que tu as maintenant chez Yamaha ressemble fort à une promotion. Comment est-ce arrivé ?
C’est en tout cas un nouveau chapitre pour nous. Le travail de développement qui nous a été proposé, nous le connaissons bien. Ce que nous faisions déjà pour notre propre compte, les dirigeants de Yamaha Europe nous ont demandé de le faire pour la marque, c’est toute la différence. Sur un plan personnel, je cherchais depuis des années à m’effacer de mon team. Pouvant m’appuyer sur des collaborateurs qualifiés, j’y étais plus ou moins parvenu, mais pas autant que je l’espérais. Au bout du compte, je restais incontournable. Aussi, j’avais décidé que l’organisation du team devait changer pour 2020. J’étais d’accord pour continuer à gérer l’écurie avec Yamaha, mais sans être tenu d’en être la figure principale. Le fait est qu’en réponse à mon besoin de changement, Yamaha est allé bien au delà de ce que je pouvais imaginer en me proposant la responsabilité du développement complet des machines confiées aux teams officiels qu’ils devaient bientôt désigner.
Ce tournant dans ta vie professionnelle, tu le préparais depuis un moment, non ?
Disons que depuis plus de dix ans, l’idée était dans l’air. S’agissant d’un projet d’envergure impossible à concevoir seul, j’y réfléchissais avec Yamaha. La première fois que nous l’avons évoqué doit dater de 1999. Pour diverses raisons, les choses se sont concrétisées très récemment. Entre-temps, j’ai poursuivi ma mission au service de Yamaha et dès lors que ce travail portait ses fruits, je me suis donné à fond. Tant que je sens que ce que je fais sert à quelque chose, il est dans ma nature de le faire au maximum. Se sentir utile est un bon stimulant. Une chose que personne ne sait, c’est qu’en 1997 j’étais sur le point d’arrêter le team. Puis mon partenariat avec Yamaha a évolué, justifiant la poursuite d’un engagement commun.
Tu veux dire qu’à ce moment là il était primordial pour toi que tes liens avec la marque se resserrent ?
Ça fait trente-cinq ans que je réfléchis à la façon de gagner des fractions de secondes pour battre la concurrence. C’est l’esprit de la compétition. Mais quel sens cela a-t-il si tu ne sais pas pourquoi tu te bats ? Le sens de mon engagement est de satisfaire un client qui réclame mes services et il est très stimulant de savoir que ce que nous faisons est utile à Yamaha. Jamais je n’ai réclamé de contrat à long terme, par exemple. Chaque année, je pouvais être laissé en plan. Un risque important pour mon entreprise ! Mais quand on montre qu’on est apte à accomplir sa tâche avec un maximum d’engagement, entouré de personnes compétentes, et surtout qu’on fait preuve de son utilité, il n’y a pas de raison pour que la confiance soit remise en question. Ma relation avec Yamaha dure depuis des années. Nous nous connaissons bien maintenant. Ce parcours, qui a commencé en 1992, m’a permis aujourd’hui de développer mon entreprise d’une manière différente. Mais pour mener à bien un projet de cette importance, il faut une structure solide derrière soi. J’ai accepté la proposition de Yamaha, mais en même temps, je devais préparer le changement. Pour nous, cela se traduisait par ne plus traiter avec les pilotes, lesquels ont été au centre de notre travail durant trente-cinq ans.
Comment procèdes-tu pour le développement des machines ?
C’est tout un processus. Tout d’abord analyser les objectifs, puis déterminer comment les atteindre sur la base de notre expérience. Partant de la machine de série, il s’agit de savoir comment l’optimiser, établir les besoins du pilote, évaluer les délais de traitement, les coûts, bénéfices et la planification future. Sur la 450, le travail est assez centré sur l’humain, sur la 250 davantage sur la puissance. Globalement, il est toujours axé sur la machine et la façon de la rendre plus performante. On peut ensuite apporter des corrections, mais à la base, on ne part jamais des besoins spécifiques d’un pilote. Cette année, Yamaha misait sur deux équipes officielles, une en MXGP avec trois pilotes, la seconde en MX2 avec deux. Une troisième équipe, bien que non officielle, peut également se voir accorder du matériel spécial, chose utile pour le développement.
” Si mon travail est utile à quelque chose, je le fais à fond ! “
Comment fonctionne ton équipe : chacun s’occupe-t-il d’un domaine spécifique de la technique ou sont-ils interchangeables ?
Chacun de nos collaborateurs est spécialisé dans son secteur — moteur, électronique, suspensions, châssis — et ils ne peuvent se substituer l’un l’autre. Chacun dispose d’une bonne autonomie dans la gestion de son domaine de compétence afin d’atteindre l’objectif fixé. Pour cette saison, nous avions déjà tout préparé selon les choix faits par les pilotes les mois précédents. Cependant, il n’est pas dit que les expériences de la saison précédente soient encore utiles, les pilotes peuvent toujours demander des changements. Il n’est pas dit non plus qu’une configuration donnée soit maintenue durant tout le championnat.
Outre le travail de R&D, y a-t-il des difficultés inhérentes au métier ?
Une fois les tests et prototypes terminés, il faut préparer le matériel pour qu’il arrive à temps au début de l’année. Pour le pilote, il est important qu’il puisse commencer à s’entraîner sur une machine configurée comme sa moto de course. Mais dans le cas d’un Mondial débutant tôt, il ne serait pas évident d’être prêt pour les premières courses. Si le premier GP est programmé outre-atlantique, il faut expédier les caisses 15 jours avant. C’est une course contre la montre. Si la moto est nouvelle, il peut s’avérer compliqué d’être prêt à la mi-janvier. Trop avancer le début du championnat met en difficulté le lourd travail de R&D. Sans compter que chaque pilote doit avoir au moins une troisième moto en rotation pour ne pas devoir attendre le retour des caisses avec le matériel après un GP “overseas”. Tout devient très complexe.
KTM compte plusieurs écuries officielles avec ses différentes marques, Husqvarna et GASGAS, quand Yamaha s’aligne avec un unique team dans chaque classe. N’est-ce pas un peu juste pour se confronter à Mattighofen ?
C’est à Yamaha Europe qu’il faut poser la question. Ce que je peux dire à mon niveau, c’est qu’en dehors des écuries officielles, Yamaha est bien représenté dans le paddock. Surtout en MXGP où l’on voit pas mal de bleu dans différentes écuries.
Si au cours de l’année, l’un de ces autres teams est bien placé au championnat, est-ce que Yamaha Europe peut décider de lui apporter un soutien technique par ton intermédiaire ?
Tout est envisageable. Mais il faut garder à l’esprit que nous sommes un laboratoire de R&D structuré pour produire des pièces en quantité limitée. Nous n’avons pas la capacité de production d’une usine.
Pour en revenir à ce partenariat avec Yamaha, le considères-tu comme une promotion après des années de dévouement à la marque ?
Je dirais que oui dans la mesure où c’est une preuve de confiance. Mais je ne pourrais rien sans cette équipe compétente que j’ai et qui a fait ses preuves. Ma valeur réside dans la qualité de mon staff. Certains d’entre eux sont là depuis trente ans et la plupart forment la véritable ossature du système. Cette évolution espérée de ma part est née de la nécessité de ne pas courir le risque de se retrouver hors-jeu. Quittant la gestion de l’activité sur le terrain, j’ai cherché à anticiper ce qui aurait pu être une grande inconnue pour nous tous, du moins jusqu’à ce que les conditions idéales se présentent pour le faire. Et aujourd’hui, j’en suis satisfait. Mon souci était bien sûr de nous protéger collectivement, notre valeur ajoutée résidant dans le fait qu’au fil du temps chaque membre du staff est parvenu à exprimer au maximum son propre potentiel. Chacun peut prétendre fournir un travail de très haute qualité à n’importe qui d’autre que moi. Nous sommes désormais passés à un autre niveau et c’est très stimulant.
A l’avenir, les YZ-F de série pourraient-elles hériter des développements que vous faites ici ?
Dans la mesure où les Japonais le jugeaient utile, ça a toujours été le cas. Ce sont eux qui décident de ce qu’il y a de bon à reprendre ou pas pour une production industrielle. Depuis quelques années maintenant — et plus encore aujourd’hui — il y a davantage d’interaction entre nous. Nous faisons plus de tests ensemble d’où sont tirées des solutions pouvant influencer la production suivant la décision de la maison-mère. Les liens se sont resserrés entre nous et nous avons beaucoup plus d’indications qu’avant sur les projets de la marque à moyen et long terme. Mais que nous soyons désormais plus impliqués ne signifie pas que Yamaha utilisera nos solutions sur la série.
Te reverra-t-on sur le Mondial ?
La plupart du temps, oui. J’aime les courses, mais ne me demande pas d’aller au Qatar ou à Assen. Je préfère les circuits où la piste a la priorité sur le paddock. J’ai besoin de sentir la terre sous mes pieds et j’aime l’odeur de l’herbe. Je n’ai plus très envie de forcer ma nature. Maintenant, d’un point de vue professionnel, je sais que le motocross d’aujourd’hui est aussi comme ça et si je veux offrir une bonne prestation, je dois le faire indépendamment de mes préférences. Sur chaque GP, trois de nos hommes sont présents pour porter assistance aux teams officiels Yamaha. C’est le deal. Notre position au sein de la marque n’aurait pas de sens autrement.
Comment cette assistance est-elle organisée sur les courses ? Apportez-vous des moteurs que vous seuls pouvez ouvrir comme l’on a entendu dire en début de saison dans le paddock ?
Un tel processus serait bien restrictif. Nous apportons notre méthode de travail, mais il est essentiel que les teams s’impliquent. Le MXGP n’est pas le MotoGP ! Nous suivons de nombreux projets, c’est pourquoi la collaboration des teams concernés est réclamée. Dans l’organigramme discuté avec Yamaha, la personne de référence est le manager. Pour éviter de se disperser, c’est avec lui que nous communiquons pour échanger toute information.
Se peut-il que les teams Yamaha aux USA utilisent la technologie développée par ton groupe ?
C’est arrivé dans le passé, mais notre accord avec Yamaha Europe ne le prévoit pas pour le moment. Maintenant, si une demande est faite en ce sens, tout est envisageable. Notre relation avec les Américains est basée sur l’échange d’informations, jusque dans les moindres détails. Ainsi, après chaque épreuve aux USA nous sommes tenus au courant des différentes spécifications de leur machines comme ils le sont sur le développement apporté à celles du Mondial et à celles des championnats japonais, Depuis deux ans maintenant, un système de relations qui n’existait pas auparavant a été établi entre les différentes filiales Yamaha et la maison-mère.
Dans quelle mesure la figure du team-manager actuel est-elle différente de celle de ton époque ?
Le sentiment est que le profil “bon gestionnaire” a pris le pas sur l’ex bon pilote…
Tout cela dépend vraiment du constructeur avec lequel tu travailles. Il y a ceux qui produisent une moto factory avec laquelle ton pilote va rouler, tandis que toi, en tant que team-manager, tu gères ta structure, t’occupes des garanties financières, du staff technique chargé d’intervenir sur une machine conçue et produite par la marque. Et il y a ceux qui, à l’exemple de Yamaha, s’appuient sur le savoir-faire des teams et te permettent par conséquent une grande liberté d’action. Yamaha n’a jamais engagé en Grand Prix une moto officielle prête à courir. Partout dans le monde, les teams Yamaha participent à la mise au point de leur moto. Hors considération de personnalité, le team-manager actuel fonctionnera donc différemment d’un autre aussi selon la marque qu’il représente.
En parlant de liberté, jusqu’où peux-tu aller dans ta quête de performance ? Tu fais ce que tu veux ou pas ?
Rien n’a été défini. Tout dépend des capacités à développer une nouvelle technologie. Notre projet n’a été contesté qu’une seule fois par le Japon. C’était pendant les années Everts (2001-2006). On devait lutter contre des cylindrées supérieures à notre Yamaha 426, nous avions demandé l’autorisation d’en faire une vraie 500, quitte à modifier l’aspect extérieur de la moto. Sauf que notre projet YZ 500FM était tellement dénaturée que ce n’était plus tout à fait une Yamaha. Heureusement pour nous, chez Yamaha le Mondial est aussi considéré comme un championnat prototype. Ils ont fini par accepter et nous avons eu le titre.
Quel est l’essentiel de ton travail aujourd’hui : gérer ton équipe, trouver des budgets ?
Dans l’idée que je me fais de la gestion des ressources humaines, le sommet de la pyramide doit être aussi proche que possible de la base pour un contact plus direct entre les parties concernées. Ainsi il me faudra aller au Japon de temps en temps, mais plus comme avant. De toute façon, ce sont les Japonais qui le plus souvent viennent nous voir en Europe. D’un point de vue professionnel, c’est bon signe. Cela signifie qu’ils entendent participer de plus près à nos travaux.
Peut-on dire qu’avec toi se termine l’époque des grands managers dans ce Mondial ?
Tu penses à des gens comme Jan De Groot ou Sylvain Geboers ? Je dirais qu’à l’âge que j’ai (61 ans), il est probable qu’avec moi s’est achevé un certain mode de fonctionnement qui n’existe pas chez les managers. A mes débuts, j’étais avec Aldo (son mécano). On devait tout faire à deux et c’était à moi de trouver de l’argent pour courir. On ne parlait pas un mot d’anglais et avec les Japonais nous pouvions à peine nous comprendre. Mais cela ne nous a pas empêché de faire notre chemin. J’ai cette photo qui montre d’où on est partis. Elle a été faite en 1980 à Mongay, en Espagne après la course. Tout le monde est là. Avec moi, il y a Aldo, Bambozzi, le chauffeur du Fiat OM 50, Marco Terzi, le T de TGM, Silvano Bigna, le motoriste et Roberto Manfredini, qui travaillait sur les motos avec Aldo. C’était ça, l’équipe TGM en Mondial. A chaque fois que je la vois, elle renforce chez moi l’idée que la décision d’arrêter le team était la bonne. Après trente-cinq ans de métier, il fallait bien passer à autre chose. Mais je n’ai jamais oublié d’où je viens, ça aide à rester soi-même.
Par tempérament, j’accorde une grande importance aux relations humaines. Il n’en demeure pas moins que dans le travail, il faut raisonner avec pragmatisme, être professionnel, efficace, inventif. Ce qui n’empêche nullement de rester soi-même. Car c’est ton identité qui te permet d’affronter les moments difficiles, chose qu’à 20 ans j’avais du mal à le comprendre. J’ai commencé à courir comme simple pilote, puis en 1984, j’ai dû organiser ma propre équipe. Mais depuis cette époque, le monde de la course a changé et pas seulement celui-là. La vie d’aujourd’hui nous offre des choses impensables il y a quarante ans, mais ce n’est pas une raison pour les ignorer. Et moi, comme tant d’autres à la vue d’une vieille photo en noir et blanc, je suis partagé entre nostalgie et sens des responsabilités. Le caractère d’un moteur s’exprime par deux courbes : la courbe de puissance, qui monte très haut avant de chuter d’un coup, et puis la courbe de couple, qui a une progression plus douce mais reste assez plate. Voilà, je suis davantage couple que puissance.
Maintenant que ton implication en course s’éloigne du terrain, comment vis-tu ce recul ?
Mon changement de situation étant encore frais, je me suis posé la question à ce sujet. Mais je ne sais pas vraiment comment y répondre. Je n’ai plus de contact direct avec le pilote, je n’ai plus à lui donner de conseils ou à le rassurer si besoin est. Cela va-t-il me manquer à la longue ? Pour l’instant, pas trop et mieux vaut que ça continue comme ça parce que je ne redeviendrai pas en arrière. De toute façon, tôt ou tard, vient le jour où tu dois renoncer à certaines choses. Les pilotes actuels peuvent très bien se passer de mes conseils et c’est tant mieux.